Conspiracy Watch | l'Observatoire du conspirationnisme
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La promesse qui n’a jamais existé : ce que le Monde diplomatique ne dit pas sur l’élargissement de l’OTAN

« L’OTAN a trahi ses engagements. Elle avait promis à la Russie de ne pas s’étendre à l’Est ». Ce refrain revient inlassablement, du Kremlin à Jean-Luc Mélenchon, en passant par les pages du Monde diplomatique. Il est devenu un mythe fondateur pour la propagande russe et un pilier du discours anti-atlantiste. Pourtant, la promesse d’un non-élargissement de l’OTAN… n’a jamais existé. Démonstration, archives à l’appui.

Montage CW.

Depuis la diffusion de l’épisode 86 de Complorama consacré à l’OTAN dans les imaginaires complotistes, un certain nombre de critiques se sont exprimées, dont l’une, plus subtile mais non moins fallacieuse, est venue des colonnes du Monde diplomatique. Dans un court texte publié en mai 2025, Philippe Descamps tente d’utiliser un argument d’autorité : Mikhaïl Gorbatchev lui-même aurait dénoncé, en 2014, une trahison des engagements occidentaux à propos de l’élargissement de l’OTAN. Ce texte, sous ses airs de mise au point sobre, dissimule plusieurs approximations et manipulations. Il mérite d’être lu attentivement – et déconstruit point par point.

Le cœur de l’argument repose sur une citation tirée d’une interview de Gorbatchev donnée en 2014 à Russia Beyond The Headlines (RBTH) :

« L’élargissement de l’OTAN vers l’Est a été décidé de manière irrévocable en 1993. Je l’ai considéré comme une grande erreur dès le départ. C’était indéniablement une violation de l’esprit des déclarations et assurances qui nous avaient été faites en 1990 ».

Mais ce que Philippe Descamps ne précise pas, c’est que, dans cette même interview, à quelques lignes d’écart, le même Gorbatchev déclare aussi, de manière explicite :

« Le sujet de l’expansion de l’OTAN n’a pas du tout été discuté à l’époque, il n’a pas été soulevé ces années-là. Je le dis avec une pleine responsabilité. Aucun pays d’Europe de l’Est n’a évoqué cette question, pas même après la dissolution du Pacte de Varsovie [l’organisation de sécurité collective qui, de 1955 à 1991, a placé les armées des pays du Bloc de l'Est sous le contrôle direct de Moscou – ndlr]. Les dirigeants occidentaux non plus ».

Autrement dit, Gorbatchev lui-même affirme, noir sur blanc, qu’il n’y a jamais eu de discussion, encore moins d’engagement, sur un élargissement éventuel de l’OTAN à l’Europe de l’Est en 1990.

Ce que regrette l'ancien dirigeant soviétique dans cette interview n’est donc pas une trahison d’un accord explicite, mais un changement stratégique que, rétrospectivement, il juge regrettable. Quand il évoque une « violation de l’esprit » des discussions de 1990, il s’agit d’un jugement politique, subjectif, sur une orientation de long terme – pas la dénonciation d’un traité rompu. C’est là que réside toute la subtilité (et toute l’ambiguïté, parfois exploitée de mauvaise foi) de ses propos. Gorbatchev distingue très clairement deux choses : d’un côté, les discussions de 1990, qui ne concernaient que l’Allemagne réunifiée ; de l’autre, l’élargissement de l’OTAN envisagé par Washington à partir de 1993 et effectif à partir de 1999 avec l'adhésion de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque. Un élargissement que l'ancien dirigeant soviétique désapprouve mais qu’il ne présente jamais comme la violation d’un engagement formel des Occidentaux.

Une confusion fondamentale

C’est cette distinction que néglige Le Monde diplomatique. En clôturant son papier par cette citation tronquée, sans mentionner les autres passages de l’interview, Philippe Descamps livre au lecteur une version orientée des faits. Il contribue à entretenir une confusion fondamentale entre une hypothèse diplomatique évoquée à un moment donné – la non-extension des structures de l’OTAN à l’ex-RDA dans le cadre de la réunification allemande – et une promesse globale, formelle, durable, que l’Alliance atlantique aurait faite à l’URSS (dissoute en 1991). Cette promesse n’existe – et pour cause – dans aucune archive officielle. Elle ne figure dans aucun traité. Elle n’est validée par aucun mémo diplomatique. Et elle est démentie… par Gorbatchev lui-même.

Le document central à l’origine de cette idée est un compte-rendu de la rencontre du 9 février 1990 entre James Baker − alors chef de la diplomatie américaine − et Gorbatchev. On y lit que Baker, à titre exploratoire, suggère que « la juridiction de l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est » – à condition que l’Allemagne unifiée reste dans l’OTAN. Mais ce que cette phrase ne dit pas, c’est qu’elle s’inscrit dans un échange limité exclusivement au territoire de l’ex-RDA et sans aucun engagement juridique. Ni l’Europe de l’Est ni les ex-pays du Pacte de Varsovie ne sont concernés. D’ailleurs, cette formule ne sera jamais reprise dans aucun document officiel, ni dans le traité de Moscou du 12 septembre 1990, ni dans les actes du sommet de Washington de mai, ni dans la charte de Paris de novembre. Quelques mois plus tard, Gorbatchev donne son feu vert à l’intégration de l’Allemagne réunifiée dans l’OTAN, tout en admettant que chaque pays est libre de choisir ses alliances.

Depuis, de nombreuses sources primaires ont confirmé l’absence de promesse formelle. En réalité, les seuls engagements contraignants de 1990 portaient sur le statut militaire de l’ex-RDA : pas de troupes étrangères, pas d’armes nucléaires. Et encore, ces clauses ont été encadrées dans une annexe interprétable du traité, validée par l’URSS, qui permettait une souplesse d’application. C’est ce que rappelle le politologue Olivier Schmitt, professeur associé au Center for War Studies (University of Southern Denmark), dans ce fil détaillé publié sur X (ex-Twitter).

Un mythe

Il est donc absurde de brandir une formule isolée pour faire croire à l’existence d’une promesse globale. Il est encore plus problématique de continuer à entretenir ce récit alors même que l’ancien chef de l’Union soviétique l’a lui-même qualifié, en toutes lettres, de « mythe ». C’est d’ailleurs le terme exact qu’il emploie dans une interview à la chaîne allemande ZDF en 2014. Interrogé sur la circonstance selon laquelle il aurait « été trahi par l'Occident concernant l'expansion vers l'Est de l'OTAN », il répond : « Oui, c’est assurément un mythe. »

Ce travail de déconstruction historique, Conspiracy Watch l’a amorcé dans un article publié en 2017, à une époque où toutes les archives n’étaient pas encore disponibles. Depuis, de nouveaux documents, des vidéos, des témoignages ont consolidé ce constat : il n’existe aucune promesse de non-élargissement de l’OTAN.

Ce récit est une reconstruction politique, ressuscitée à contretemps pour justifier une posture géopolitique devenue révisionniste et agressive. Un mythe politique en somme. Que Le Monde diplomatique contribue à l’entretenir en dissimulant des faits pourtant accessibles interroge : s’agit-il d’un oubli… ou d’un choix éditorial assumé ?

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Depuis la diffusion de l’épisode 86 de Complorama consacré à l’OTAN dans les imaginaires complotistes, un certain nombre de critiques se sont exprimées, dont l’une, plus subtile mais non moins fallacieuse, est venue des colonnes du Monde diplomatique. Dans un court texte publié en mai 2025, Philippe Descamps tente d’utiliser un argument d’autorité : Mikhaïl Gorbatchev lui-même aurait dénoncé, en 2014, une trahison des engagements occidentaux à propos de l’élargissement de l’OTAN. Ce texte, sous ses airs de mise au point sobre, dissimule plusieurs approximations et manipulations. Il mérite d’être lu attentivement – et déconstruit point par point.

Le cœur de l’argument repose sur une citation tirée d’une interview de Gorbatchev donnée en 2014 à Russia Beyond The Headlines (RBTH) :

« L’élargissement de l’OTAN vers l’Est a été décidé de manière irrévocable en 1993. Je l’ai considéré comme une grande erreur dès le départ. C’était indéniablement une violation de l’esprit des déclarations et assurances qui nous avaient été faites en 1990 ».

Mais ce que Philippe Descamps ne précise pas, c’est que, dans cette même interview, à quelques lignes d’écart, le même Gorbatchev déclare aussi, de manière explicite :

« Le sujet de l’expansion de l’OTAN n’a pas du tout été discuté à l’époque, il n’a pas été soulevé ces années-là. Je le dis avec une pleine responsabilité. Aucun pays d’Europe de l’Est n’a évoqué cette question, pas même après la dissolution du Pacte de Varsovie [l’organisation de sécurité collective qui, de 1955 à 1991, a placé les armées des pays du Bloc de l'Est sous le contrôle direct de Moscou – ndlr]. Les dirigeants occidentaux non plus ».

Autrement dit, Gorbatchev lui-même affirme, noir sur blanc, qu’il n’y a jamais eu de discussion, encore moins d’engagement, sur un élargissement éventuel de l’OTAN à l’Europe de l’Est en 1990.

Ce que regrette l'ancien dirigeant soviétique dans cette interview n’est donc pas une trahison d’un accord explicite, mais un changement stratégique que, rétrospectivement, il juge regrettable. Quand il évoque une « violation de l’esprit » des discussions de 1990, il s’agit d’un jugement politique, subjectif, sur une orientation de long terme – pas la dénonciation d’un traité rompu. C’est là que réside toute la subtilité (et toute l’ambiguïté, parfois exploitée de mauvaise foi) de ses propos. Gorbatchev distingue très clairement deux choses : d’un côté, les discussions de 1990, qui ne concernaient que l’Allemagne réunifiée ; de l’autre, l’élargissement de l’OTAN envisagé par Washington à partir de 1993 et effectif à partir de 1999 avec l'adhésion de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque. Un élargissement que l'ancien dirigeant soviétique désapprouve mais qu’il ne présente jamais comme la violation d’un engagement formel des Occidentaux.

Une confusion fondamentale

C’est cette distinction que néglige Le Monde diplomatique. En clôturant son papier par cette citation tronquée, sans mentionner les autres passages de l’interview, Philippe Descamps livre au lecteur une version orientée des faits. Il contribue à entretenir une confusion fondamentale entre une hypothèse diplomatique évoquée à un moment donné – la non-extension des structures de l’OTAN à l’ex-RDA dans le cadre de la réunification allemande – et une promesse globale, formelle, durable, que l’Alliance atlantique aurait faite à l’URSS (dissoute en 1991). Cette promesse n’existe – et pour cause – dans aucune archive officielle. Elle ne figure dans aucun traité. Elle n’est validée par aucun mémo diplomatique. Et elle est démentie… par Gorbatchev lui-même.

Le document central à l’origine de cette idée est un compte-rendu de la rencontre du 9 février 1990 entre James Baker − alors chef de la diplomatie américaine − et Gorbatchev. On y lit que Baker, à titre exploratoire, suggère que « la juridiction de l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’Est » – à condition que l’Allemagne unifiée reste dans l’OTAN. Mais ce que cette phrase ne dit pas, c’est qu’elle s’inscrit dans un échange limité exclusivement au territoire de l’ex-RDA et sans aucun engagement juridique. Ni l’Europe de l’Est ni les ex-pays du Pacte de Varsovie ne sont concernés. D’ailleurs, cette formule ne sera jamais reprise dans aucun document officiel, ni dans le traité de Moscou du 12 septembre 1990, ni dans les actes du sommet de Washington de mai, ni dans la charte de Paris de novembre. Quelques mois plus tard, Gorbatchev donne son feu vert à l’intégration de l’Allemagne réunifiée dans l’OTAN, tout en admettant que chaque pays est libre de choisir ses alliances.

Depuis, de nombreuses sources primaires ont confirmé l’absence de promesse formelle. En réalité, les seuls engagements contraignants de 1990 portaient sur le statut militaire de l’ex-RDA : pas de troupes étrangères, pas d’armes nucléaires. Et encore, ces clauses ont été encadrées dans une annexe interprétable du traité, validée par l’URSS, qui permettait une souplesse d’application. C’est ce que rappelle le politologue Olivier Schmitt, professeur associé au Center for War Studies (University of Southern Denmark), dans ce fil détaillé publié sur X (ex-Twitter).

Un mythe

Il est donc absurde de brandir une formule isolée pour faire croire à l’existence d’une promesse globale. Il est encore plus problématique de continuer à entretenir ce récit alors même que l’ancien chef de l’Union soviétique l’a lui-même qualifié, en toutes lettres, de « mythe ». C’est d’ailleurs le terme exact qu’il emploie dans une interview à la chaîne allemande ZDF en 2014. Interrogé sur la circonstance selon laquelle il aurait « été trahi par l'Occident concernant l'expansion vers l'Est de l'OTAN », il répond : « Oui, c’est assurément un mythe. »

Ce travail de déconstruction historique, Conspiracy Watch l’a amorcé dans un article publié en 2017, à une époque où toutes les archives n’étaient pas encore disponibles. Depuis, de nouveaux documents, des vidéos, des témoignages ont consolidé ce constat : il n’existe aucune promesse de non-élargissement de l’OTAN.

Ce récit est une reconstruction politique, ressuscitée à contretemps pour justifier une posture géopolitique devenue révisionniste et agressive. Un mythe politique en somme. Que Le Monde diplomatique contribue à l’entretenir en dissimulant des faits pourtant accessibles interroge : s’agit-il d’un oubli… ou d’un choix éditorial assumé ?

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à propos de l'auteur
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Cyrille Amoursky
Cyrille Amoursky est un journaliste indépendant. Reporter de guerre, il est basé en Ukraine et en France. Né à Moscou en 2001 dans une famille franco-russe, il a vécu à Kyïv de 2008 à 2019, puis a étudié à Lille et à Paris. Il est notamment consultant pour BFM TV. Il anime également une chaîne YouTube.
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